Des flambeaux dans la nuit

« Le Crépuscule des singes » d'après les vies et oeuvres de Molière et Boulgakov. d'Alison Cosson et Louise Vignaud mise en scène Louise Vignaud du 1er juin au 10 juillet 2022 au Théâtre du Vieux-Colombier

Note de Louise Vignaud, co-autrice et metteuse en scène

Pour le 400e anniversaire de Molière, il fallait trouver quelle pièce choisir. Plus je lisais celles de Molière, cherchant à comprendre quel texte me semblait le plus pertinent à mettre en scène aujourd’hui, plus c’est l’homme derrière la plume qui m’intriguait. Son esprit, sa lucidité, sa capacité énorme de travail, son endurance, sa modernité. Parmi les essais et biographies sur Molière, il y avait celle de Mikhaïl Boulgakov : Le Roman de monsieur de Molière. Rien que le titre est une porte ouverte à la rêverie : le roman comme invitation à la réinvention. C’est le récit d’une vie, sensible, où l'auteur mêle les faits avec des réflexions à la première personne, des dates historiques avec des scènes plus intimes qui dévoilent l’homme derrière Molière

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Il fallait ensuite trouver le chemin pour l’adapter. Comme Molière se raconte par bribes à travers ses pièces, je pressentais que Boulgakov se racontait à travers Molière. Son amour du théâtre bien sûr, mais aussi sa relation complexe avec le pouvoir, son impossibilité de renoncement, sa maladie. En prolongeant mes lectures avec d’autres de ses écrits, comme Le Roman théâtral où il est question d’un auteur malmené qui tente d’écrire une pièce de théâtre, La Cabale des dévots, pièce sur Molière où il est question de l’interdiction du Tartuffe, ou encore la biographie écrite par Alexei Varlamov, cette intuition se confirmait. À partir des années 1930, Boulgakov voit sa vie d’auteur transformée par la censure ; c’est là qu’il commence à écrire sur Molière, c’est-à-dire pour un homme de lettres à converser avec lui. Dans la nuit qui vient recouvrir la Russie et précipiter ses intellectuels dans le brouillard, Molière comme un flambeau vient lui dire : ne perds pas courage.

C’est cette pièce que nous allions écrire : non pas une biographie de Molière, mais le dialogue entre deux artistes à quelques siècles de distance. Dialogue rendu possible par la littérature, et le théâtre, bien sûr.

Louise Vignaud

Sans doute serait-ce une façon d’explorer ces destins particuliers qui représentent pour moi ce paradoxe absolu du temps, qui réfute son présent par le futur : figures censurées en leur temps, et pourtant aujourd’hui à l’aura indiscutable. De chercher à sonder, par le sensible du plateau et des mots, la façon dont l’étau du pouvoir se resserre sur un être, malgré la force vitale inouïe qui l’habite. De déjouer le mythe pour explorer les conséquences humaines de régimes autoritaires.

Pour écrire, j’ai collaboré avec Alison Cosson. Alison avec qui j'avais déjà travaillé à l’adaptation d’un roman, L’Université de Rebibbia de Goliarda Sapienza. Alison dont l’écriture jamais démonstrative vient scruter les êtres. Alison à l’écriture caméléon, sachant restituer des langues tout en restant fidèle à la sienne ; une autrice capable de se glisser dans les mots de Boulgakov, d’utiliser ceux de Molière, et d’inventer une troisième langue qui serait la nôtre pour les raconter. Nous avons travaillé ensemble à ce patchwork, comme un savant exercice de montage entre leurs littératures et nos images, Alison se chargeant ensuite de la traduction en mots.

Rapidement s’est imposée à nous une conception baroque de cette pièce, foisonnante, faite de glissements entre l’univers de Boulgakov et celui de Molière. Comme un jeu de questions et de réponses de l’un à l’autre, où les situations font foi. Ne pas démontrer, toujours raconter, et je dirais même rêver. Car il est une magie du rêve où ce qui arrive est vraisemblable. Le glissement d’une situation à une autre, aussi étrange soit-il, est accepté. L’écriture de Boulgakov en regorge d’exemples, comme les invités du bal du Maître et Marguerite sortant de cercueils qui surgissent de la cheminée.

Seule la littérature peut faire renaître les morts ! Au sein même de la dramaturgie, il s’agissait donc de rendre compte du pouvoir émancipateur de l’art, de se fier à sa vérité, et non à celle de l’Histoire. Une vérité vraisemblable parce que profondément humaine.

Louise Vignaud

La distribution répond à cette recherche de foisonnement. Autour de Boulgakov et Molière, respectivement joués par Pierre Louis-Calixte et Nicolas Chupin, évoluent des figures qui ont joué sur leurs destins. Entre les époques ou à l’intérieur même des époques, des échos se créent, des visages et des corps se correspondent. Ce rapport à la distribution multiple, aux acteurs qui jouent plusieurs rôles, est éminemment théâtral : le plaisir du jeu, le même qui a animé Molière, le même qui a fasciné Boulgakov. La distribution nous permet donc d’évoquer à la fois l’appétit du théâtre et l’inquiétude du vertige. Cinq actrices et acteurs (Coraly Zahonero, Géraldine Martineau, Claïna Clavaron, Gilles David, Christian Gonon) pour quinze rôles, mêlant les genres et les époques, les attributs et les fonctions. Un rôle enfin est traité un peu différemment, mais sur le même principe : il rassemble tous les personnages ayant rapport au pouvoir. Jouée par Thierry Hancisse, cette figure se rapproche de celle du diable chez Boulgakov, non pas pour la notion de tentation, mais pour le lien qu’elle entretient avec la possibilité perpétuelle de la mort

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Car c’est aussi de cela qu’il s’agit ici : la force et l’immortalité de l’art face au néant et à la destruction. Le plateau devra rendre compte de cette dualité. Raconter à la fois le mouvement vers la mort, la disparition de l’artiste, décidée et voulue par les puissants de ce monde, et sa résistance.

Louise Vignaud

Comment l’image, celle née des mots du poète, du pinceau d’un peintre, de la caméra d’un réalisateur, des notes d’un musicien, de la vision d’un metteur en scène, survit. Comment la pensée, par sa représentation, traverse les siècles pour nous parler encore aujourd’hui. Dans un espace tel un lieu de résistance dans un monde détruit, enclos entre deux murs calcinés aux fenêtres éventrées, vieux restes ou vision du monde à venir, la création est encore possible. Où sommes-nous ? Mon rêve rejoint celui de Boulgakov qui réinvente Molière. Un dialogue à trois, non dans l’idée que rien n’est vrai, mais au contraire que, par la puissance et la liberté de l’imagination, tout est possible. Aussi une pièce dans un appartement collectif soviétique peut-elle devenir la loge de Molière simplement en ouvrant un rideau : c’est par ce principe de glissement que la scénographie, dessinée par Irène Vignaud, opère. Un décor unique pour des espaces sans cesse réinventés, impossibles à soupçonner et pourtant là au moment-même où on les nomme. Comme Boulgakov décrivant l’auteur du Roman théâtral qui imagine des tableaux sur ses feuilles de papier, le décor se déploie en même temps que la pensée se fait.

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  • Maquette de scénographie Irène Vignaud

Je rêve ce spectacle comme la rencontre entre l’esprit du fantastique russe et le baroque du xviie français ; un jeu de frictions entre les codes, une circulation libre de l’imaginaire. Faire de l’anachronisme un allié pour raconter les époques tout en les rendant universelles.

Louise Vignaud

Dans le travail des matières, des tissus, des accessoires, mais surtout dans celui des costumes, dessinés par Cindy Lombardi, accompagnée de Judith Scotto pour les coiffures et maquillages. Il ne s’agira pas ici de coller à des vérités historiques, pour créer deux tableaux distincts, mais de dialoguer avec le siècle de Boulgakov (comment raconter la bureaucratie et l’organisation de la culture d’État ?) de la même façon que Boulgakov dialogue avec Molière, mêlant coiffes traditionnelles russes et pourpoints à la mode de la Cour.

La juxtaposition d’objets insolites fait naître des tableaux qui racontent. Comme dans un rêve, l’étrange s’insère dans le quotidien, le déforme, sans en perturber le déroulement. La lumière, écrite par Julie-Lola Lanteri, est propice à la transformation en direct de la vision. C’est d’ailleurs par le feu d’une bougie que tout peut commencer. Le feu aussi beau que dangereux, aussi révélateur que destructeur. De même, le son, créé par Orane Duclos, vient autant accompagner notre perception des scènes que les déranger, nous en proposer une autre lecture. C’est peut-être ainsi que nous serons baroques, refusant la ligne mais cherchant le détour, refusant le donné pour vrai mais scrutant la vérité dans les ombres.

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Ce spectacle est né d’un rêve de rencontres, avec deux artistes admirés, Molière et Boulgakov. Il est né aussi d’un constat douloureux, celui de la volonté perpétuelle de faire taire, mêlé d’un espoir, celui de la survivance des poètes par leur art au-delà des siècles. Je ne sais s’il est question de crépuscule, ou de renaissance, toujours est-il qu’il sera pour moi une déclaration d’amour au théâtre, où tout reste possible.

Tout passera. les souffrances, les tourments, le sang, la faim et la peste. Le glaive disparaîtra, et seules les étoiles demeureront, quand il n’y aura plus de trace sur la terre de nos corps et de nos efforts. Il n’est personne au monde qui ne sache cela. Alors, pourquoi ne voulons-nous pas tourner nos regards vers elles ? Pourquoi ?

Boulgakov, La Garde blanche

Louise Vignaud

Photos de répétitions © Christophe Raynaud de Lage

Article publié le 02 mai 2022
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Le Crépuscule des singes

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